CAROLINGIENS

CAROLINGIENS
CAROLINGIENS

Le nom de la seconde dynastie des rois francs lui vient de son représentant le plus illustre, Charlemagne. Les Carolingiens s’emparent de la royauté en 751 à la suite d’un coup d’État qui permit à Pépin le Bref d’éliminer le dernier Mérovingien. Son fils Charlemagne unit sous son autorité la plus grande partie de l’Occident chrétien et fut couronné empereur par le pape Léon III le 25 décembre 800. L’Empire dura jusqu’au traité de Verdun de 843 qui le divisa en trois parts, au bénéfice des trois petits-fils du grand empereur. Dans la seconde moitié du IXe siècle, Charles le Chauve, puis Charles le Gros tentèrent de reconstituer l’unité, mais, condamnées par la conjoncture, ces deux tentatives (875-877, 880-887) furent éphémères et les forces centrifuges l’emportèrent finalement en 887. Cette date marquera donc la fin de la présente étude, bien qu’en Allemagne les Carolingiens règnent jusqu’en 911 et qu’en France ils disputent le trône aux Robertiens pendant tout un siècle encore (887-987); on peut même remarquer que les rois d’Italie jusqu’en 962 et ceux de Bourgogne jusqu’en 1033 se rattachent par les femmes à l’illustre lignage.

Le terme «carolingien» désigne aussi une forme de civilisation commune à l’Occident, au seuil du Moyen Âge. Après les siècles des invasions barbares, la réorganisation du royaume franc par Pépin le Bref et Charlemagne conduisit à une extraordinaire éclosion artistique. Elle s’est manifestée dans tous les domaines, principalement en architecture et en peinture (fresques et enluminures), peut-être moins en sculpture monumentale. En revanche, les ivoires sculptés, les arts somptuaires en général, atteignent une qualité incomparable. Les œuvres réalisées entre 780 et l’invasion des Normands servirent de base à toute l’évolution artistique de l’Occident. Bien des formules ébauchées alors virent leur plein épanouissement deux siècles plus tard, après les réformes monastiques qui régénérèrent la vie religieuse en Occident au cours du Xe siècle.

À l’époque de Charlemagne, l’architecture, plus que les autres arts, exprime les aspirations élevées de la poignée d’hommes qui réorganisèrent le royaume. Elle illustre d’ailleurs de manière saisissante les changements intervenus dans la pensée religieuse de l’époque, et notamment dans la liturgie.

1. De la naissance à la dislocation de l’Empire

L’ascension de la famille carolingienne

L’ascension de la famille carolingienne commence au début du VIIe siècle, où paraissent les deux ancêtres du lignage, appartenant tous deux à l’aristocratie austrasienne, Pépin de Landen, possessionné en Ardenne, dans la vallée de la Meuse entre Namur et Liège et en Brabant, et saint Arnoul, évêque de Metz, dont les biens patrimoniaux s’étiraient entre Metz et Verdun. Ils furent l’un et l’autre dans l’opposition à la reine Brunehaut et rallièrent au roi neustrien Clotaire II l’aristocratie de la Gaule du Nord-Est (613). Le mariage de leurs enfants Begga et Ansegisèle unit deux fortunes terriennes et donna au lignage une fortune considérable. Si saint Arnoul abandonna bientôt la vie politique pour se retirer au monastère de Remiremont où il mourut vers 626, Pépin fut maire du palais du fils de Clotaire II, Dagobert, au temps où celui-ci gouvernait en sous-ordre l’Austrasie (623-629). Son fils aîné Grimoald exerça la même fonction, toujours en Austrasie, aux côtés du fils de Dagobert, Sigisbert III, et se crut déjà assez fort pour pousser son propre fils à la succession de ce roi. Mais il se heurta au légitimisme mérovingien et sa tentative échoua (662). Le chef du lignage fut dès lors Pépin II, fils d’Ansegisèle et de Begga, dit Pépin d’Herstal, dont la fortune foncière s’accrut encore grâce aux biens que lui apporta sa femme Plectrude dans la région de Trèves. Au cours de la grande crise que traversa le royaume franc dans le dernier tiers du siècle, il s’efforça d’abord de préserver l’autonomie austrasienne contre Ebroïn, puis, après la disparition de celui-ci (680), il réussit à vaincre les Neustriens à Tertry (687) et à se faire reconnaître maire du palais pour l’ensemble du royaume par le roi mérovingien Thierry III. L’Autrasie a donc été le tremplin de sa fortune politique.

Elle demeura le réservoir de forces du lignage, maintenant que l’unité franrue était en principe rétablie sous un régime destiné à durer encore trois quarts de siècles: le roi régnant nominalement et à côté de lui le chef politique réel, le maire du palais, qui prend le titre de duc ou de prince des Francs. Peu s’en fallut cependant que ce régime ne s’effondrât quand Pépin mourut en 714: sept ans furent nécessaires au dernier de ses fils vivants, son bâtard Charles Martel, pour s’imposer et poursuivre l’œuvre de son père.

L’action de Charles Martel (721-741) consista surtout à rétablir l’unité du royaume franc qu’un demi-siècle de guerres civiles avait fortement ébranlée. Dans le cadre de cette entreprise se situe, en particulier, la brillante victoire de Poitiers que le duc des Francs remporta sur les Arabes qui avaient envahi l’Aquitaine (732 ou 733). Qu’il suffise d’évoquer ici l’instrument de la reconquête carolingienne: une armée nombreuse et dévouée, constituée par la clientèle austrasienne de Charles Martel et largement pourvue par lui en terres ecclésiastiques et monastiques. L’Église allait connaître ainsi une sécularisation sans précédent, accompagnée d’un bouleversement profond de ses structures.

À mesure que progressait la reconstitution du royaume, l’autorité du prince s’était singulièrement affermie: le fait qu’après la mort du roi Thierry IV (727) le trône soit demeuré vacant l’indique nettement. Si Charles n’osa pas prendre le titre royal, il disposa néanmoins du royaume, comme s’il était sien, en faveur de ses deux fils légitimes Carloman et Pépin (Pépin III, dit le Bref), donnant à administrer à l’aîné l’Austrasie, l’Alémanie et la Thuringe, au cadet la Neustrie, la Bourgogne et la Provence. Instruits par les révoltes qui éclatèrent contre eux, les deux frères rétablirent la royauté au profit de Childéric III (743) et se consacrèrent (Carloman surtout) à l’indispensable réforme de l’Église dont le promoteur fut l’Anglo-Saxon Boniface qui venait de convertir la Thuringe et d’organiser l’Église en Bavière. La réforme, cependant, ne fut que partielle; elle porta notamment sur le problème des biens sécularisés: ils resteraient entre les mains des vassaux qui paieraient un cens modique aux établissements ecclésiastiques dont ils tenaient les terres. Carloman ayant abdiqué en 747, Pépin se trouvait seul maître du royaume et préparait son avènement à la royauté. Pour désarmer les partisans de la légitimité mérovingienne, il consulta la plus haute autorité morale du temps, c’est-à-dire la papauté. Le pape Zacharie ayant donné un avis favorable, Pépin put se faire élire roi par les Francs (751); le dernier Mérovingien finit ses jours dans un monastère. Le sacre que Pépin reçut des évêques francs conféra à la royauté nouvelle l’empreinte de la légitimité et l’incorpora en quelque sorte à l’Église.

L’apogée

Les liens qui venaient de se nouer entre la royauté carolingienne et le Saint-Siège s’affermirent encore quand, menacé par les Lombards qui avaient pris Ravenne et marchaient sur Rome, le pape Étienne II vint en 754 en Gaule franque solliciter l’intervention du roi Pépin. Celui-ci s’engagea à porter aide à l’Église romaine; à la suite de deux campagnes qu’il mena contre les Lombards (754 ou 755, 756), il remit au pape (et non à l’empereur qui en était le souverain de plein droit) vingt-trois villes de l’exarchat de Ravenne et de la Pentapole qui, ajoutées à la région de Rome où l’autorité byzantine s’effaçait lentement, formèrent l’«État pontifical». Le roi des Francs en devint le protecteur en vertu du titre de patrice des Romains qu’Étienne II lui avait conféré. Protecteur lointain: il ne revint plus en Italie après 756, étant occupé à replacer l’Aquitaine sous la domination franque dont elle s’était émancipée depuis plus d’un siècle.

À partir de 771, quand la mort de Carloman, son frère et associé à la royauté, eut fait de lui le seul maître des Francs, Charlemagne s’engagea dans les entreprises au terme desquelles sa domination se trouva singulièrement étendue. Le bilan de cette expansion peut s’établir de la manière suivante.

Quant au royaume franc: l’expansion, un moment envisagée en direction de l’Espagne musulmane, commença mal (Roncevaux, 778) et fut presque aussitôt remplacée par une politique défensive qui incomba à l’Aquitaine érigée en 781 au bénéfice de Louis (le futur Louis le Pieux), fils de Charlemagne, en royaume subordonné; toutefois, de 801 à 811, les Francs conquirent la marche d’Espagne, c’est-à-dire la Catalogne jusqu’aux bouches de l’Èbre. Sur la rive droite du Rhin, la grande affaire du règne fut la conquête de la Saxe qui ne dura pas moins de trente-trois ans (772-804) et porta les frontières du royaume jusqu’à l’Elbe. Au sud de la Germanie, la Bavière, jusqu’alors duché vassal, fut incorporée en 788 à l’État franc qui se trouva ainsi au contact des Avars. Trois expéditions conduites contre eux (791, 795, 796) parvinrent à les soumettre et à établir la domination franque en Autriche et dans les Alpes orientales.

En Italie, le pape Hadrien Ier, menacé par les manœuvres de Didier, roi des Lombards, ayant appelé Charlemagne à son secours, celui-ci franchit les Alpes en 773 et, après un long siège, s’empara de Pavie et du roi en personne. Il se proclama aussitôt roi des Lombards (774), créant ainsi un régime d’union personnelle entre son premier royaume et celui qu’il venait de conquérir. Quelques années plus tard (781), il en fit pour son fils Pépin un royaume particulier, tout en s’en réservant la haute direction. Sur l’État pontifical, il exerça une protection autoritaire, portant définitivement, à partir de 774, le titre de patrice des Romains. N’échappait à l’emprise de Charlemagne que le sud de la péninsule où le duché lombard de Bénévent parvint à conserver une certaine indépendance et où certaines régions côtières (Naples, Calabre) et la Sicile continuèrent à relever de l’Empire byzantin, ainsi d’ailleurs que la Vénétie.

La formation de ce grand ensemble territorial prépara l’accession de Charlemagne à l’Empire. D’autres faits y concoururent encore: le prestige de la royauté franque, la découverte par l’Occident de son unité spirituelle avec Charlemagne et contre Byzance (concile de Francfort, 794), la place toujours plus importante que le roi des Francs prenait à Rome surtout depuis que le médiocre Léon III eut remplacé en 795 Hadrien Ier. Toutes ces circonstances permettent de comprendre comment un incident de portée réduite – un attentat perpétré contre le pape et dont le roi se réserva l’instruction – ait pu entraîner comme conséquence le couronnement impérial de Charlemagne par Léon III le 25 décembre 800. Restait à préciser le sens de l’Empire qui venait de renaître en Occident. Portant le titre de Romanum gubernans Imperium («gouvernant l’Empire romain»), Charlemagne retrouva une formule justinienne exprimant l’essence de la magistrature suprême dans l’Empire romain chrétien qui semblait revivre. Par la diplomatie et par la guerre, il obtint en 812 la reconnaissance de son Empire par le chef du seul Empire «romain» authentique, l’empereur byzantin Michel Ier, à condition de se contenter du titre d’«empereur auguste» qui ne comportait aucune attache romaine. Il put dès lors, quelques mois avant sa mort (28 janvier 814), transmettre au dernier de ses fils, Louis d’Aquitaine, la couronne impériale, à Aix-la-Chapelle, sans aucune participation du pape (septembre 813).

Pendant les quinze premières années du règne de Louis le Pieux (814-829), l’Empire carolingien sembla tendre à s’affermir et à se consolider. Sous l’influence des clercs instruits de la Cour, il apparaît comme l’Empire chrétien par excellence (Respublica christiana ) étroitement associé à l’Église, tandis que la dignité impériale est conçue comme une fonction essentiellement religieuse au service du peuple chrétien. L’Église étant une, l’Empire doit être un: voilà pourquoi, rejetant l’antique coutume du partage, Louis promulgua en 817 un texte célèbre, l’Ordinatio Imperii , aux termes duquel son fils aîné Lothaire était proclamé empereur, associé immédiatement à l’exercice du pouvoir et constitué seul et unique héritier de l’Empire, ses deux frères puînés Pépin et Louis devant se contenter d’être rois en sous-ordre, l’un en Aquitaine, l’autre en Bavière, simples districts autonomes au sein de l’Empire unitaire. Malheureusement, cette conception était trop nouvelle et l’idée d’Empire trop abstraite pour que la Constitution de 817 devînt une réalité pratique.

Division de l’Empire

Des causes nombreuses concouraient à ruiner l’Empire de Charlemagne. L’immense étendue de la monarchie, les difficultés de son administration, l’absence d’un corps de fonctionnaires régulièrement rétribués, les particularismes ethniques, les progrès de l’ordre féodal, la rivalité entre le haut clergé et l’aristocratie laïque constituent autant d’éléments de la toile de fond sur laquelle se joue le grand drame qui marque la fin du règne de Louis le Pieux. La question du choix entre le maintien de l’unité et le partage de l’Empire déclencha en 829 une guerre civile entre l’empereur et ses fils, au cours de laquelle l’Empire s’effondra. Quand Louis le Pieux mourut en 840, l’idée de partage avait fait de tels progrès que le fils aîné de l’empereur, Lothaire Ier, fut incapable de l’endiguer. Battu en 841 à Fontenoy-en-Puisaye par ses frères cadets, Louis le Germanique et Charles le Chauve, il dut se résigner à la division de l’Empire.

Le traité de Verdun coupa la monarchie carolingienne en trois parties. Les pays situés, en gros, à l’ouest de l’Escaut, de la Meuse, de la Saône et du Rhône formèrent le royaume de Charles le Chauve; celui de Louis le Germanique comprenait tous les territoires situés à l’est du Rhin, avec, de l’autre côté du fleuve, une enclave dans la région de Mayence, Worms et Spire. Entre les deux royaumes s’étendait, de la mer du Nord à la Méditerranée, la part de Lothaire qui comprenait en outre l’Italie franque. Trois Francies succèdent donc à l’Empire de Charlemagne, l’occidentale, la moyenne et l’orientale, dont les souverains sont placés sur un plan d’égalité complète: le titre impérial qui distingue encore Lothaire de ses deux frères n’a désormais plus de portée réelle.

Tandis que les royaumes de Charles et de Louis présentaient chacun suffisamment de cohésion pour échapper à une division ultérieure, Lothaire partagea avant de mourir (855) son empire entre ses trois fils : à l’aîné, Louis, revinrent l’Italie et la dignité impériale – à laquelle il avait été élevé dès 850 – au second, Lothaire, les contrées septentrionales de la Francie moyenne, de la Frise au plateau de Langres (elles formèrent le Lotharii regnum ou Lotharingie); au cadet, Charles, la Provence et les pays rhodaniens. De ces trois nouveaux royaumes, les deux derniers étaient les plus vulnérables: Charles et Louis guettaient la Lotharingie (Lothaire II n’avait pas de fils légitime); quant au royaume de Charles, il fut, après la mort précoce de son roi (863), divisé entre les deux frères de celui-ci. Au sud des Alpes, Louis II jouait une partie difficile entre les aristocraties locales et le pape Nicolas Ier, tandis que, confiné en Italie, l’Empire prenait un aspect de plus en plus romain et assumait comme mission essentielle la défense de la papauté contre ses ennemis.

On s’explique ainsi que ce soit le pape Jean VIII qui ait pris l’initiative de désigner le successeur de Louis II. Son choix se porta sur Charles le Chauve qui, après la mort de Lothaire II (869), s’était emparé de la partie occidentale de la Lotharingie ainsi que de la plus grande partie de l’ancien royaume de Charles de Provence. Le jour de Noël 875, le pape sacra empereur le petit-fils de Charlemagne qui fut en outre élu roi d’Italie. L’ancien Empire semblait ainsi reconstitué dans sa plus grande partie. Mais l’autorité de l’empereur était contestée en Italie; en France, la nouvelle signification du titre impérial paraissait incompatible avec les tâches que le roi avait à remplir dans son propre royaume. Aussi fut-il impossible à Charles d’assumer le rôle que la papauté attendait de lui. Jean VIII n’eut pas davantage de succès avec le nouvel empereur qu’il couronna en 881, Charles le Gros, dernier des fils de Louis le Germanique. Si son Empire n’eut rien de romain, il put apparaître en revanche durant quelques années comme le regroupement des divers royaumes francs sous un même sceptre: Charles le Gros, qui s’était fait reconnaître, dès 879, roi d’Italie, réussit en effet à réunir sous son autorité l’ensemble de la Germanie puis, en 884, la Francie occidentale. Mais à cet empire manqua même extérieurement l’unité. Dépassé par ses tâches, incapable de faire face aux Normands, Charles le Gros fut destitué en 887. Son empire se démembra aussitôt: les royaumes de France, Lotharingie, Bourgogne, Italie et Alémannie prirent sa place. Le souvenir de l’Empire carolingien s’avéra cependant tellement fort qu’il inspira au Xe siècle et dans le premier tiers du XIe la politique des rois de Germanie: ceux-ci parvinrent à reconstituer l’ancienne monarchie, mais sans la France.

2. Vie économique et sociale

Hiérarchisation de la société terrienne

La vie économique de l’Occident était fondée sur la terre. Son exploitation comportait bien des différences régionales. Si la propriété apparaît très fractionnée en Aquitaine et en Italie, le centre de l’Empire (pays compris entre la Loire et le Rhin) et aussi certains secteurs de Germanie méridionale connaissent le régime domanial, c’est-à-dire de grandes propriétés (fiscs royaux, seigneuries laïques et ecclésiastiques) de structure bipartie, comprenant la «réserve» seigneuriale (indominicat ) et les tenures communément appelées manses, dont les tenanciers héréditaires devaient au maître des prestations et des services en travail sur les terres seigneuriales, pour suppléer l’insuffisance de main-d’œuvre. Les techniques étaient rudimentaires: de grands espaces, un rendement médiocre. Aussi bien, la production agricole peut-elle être considérée comme une économie de subsistance, même si certains domaines participaient à une écomie d’échange.

Divers indices attestent, depuis le milieu du VIIIe siècle, une certaine reprise économique qui se poursuit au IXe en dépit des difficultés suscitées par les troubles intérieurs de l’Empire, les invasions des Normands et celles des Sarrasins sur les rives provençales et italiennes de la Méditerranée. On constate la fondation en Gaule franque septentrionale d’agglomérations nouvelles (portus ) liées au réseau fluvial d’une région et dont les habitants vivaient de la batellerie et du commerce. À ce premier signe de réveil s’ajoutent les activités des marchands, colporteurs et marchands professionnels (Francs, Juifs, Frisons). Les marchés locaux se multiplient avec les encouragements du gouvernement qui entendait y opérer de fructueux prélèvement fiscaux. Au commerce de détail se superposent le commerce inter-régional de denrées alimentaires (grains, vins) et de certaines matières premières (plomb, fer) ainsi que le grand commerce des produits peu volumineux mais de très haut prix et réservés à une clientèle riche (cour et grands seigneurs laïcs et ecclésiastiques): épices, parfums et soieries d’Orient, acheminés soit par la route du Nord (Russie et Baltique), soit par les pays slaves et la vallée du Danube, soit encore par la Méditerranée orientale et l’Italie du Sud ou Venise. En contrepartie, les marchands occidentaux semblent surtout approvisionner les marchés d’Orient et d’Espagne en esclaves et en armes.

Revigoré par l’institution, au temps de Pépin et de Charlemagne, d’une monnaie nouvelle basée sur l’argent remplaçant l’or, le commerce carolingien n’eut cependant qu’une portée réduite. La rareté des espèces monnayées, leur faible circulation entraînèrent l’avilissement des prix. Les échanges ne purent créer des fortunes mobilières; la terre demeurait donc la seule source de richesse. Dans ces conditions, la société carolingienne ne peut être qu’une société terrienne.

Elle est dominée par une forte aristocratie foncière que les Carolingiens parvinrent à rallier peu à peu à leur cause en l’associant à leur fortune politique et en rétribuant sa fidélité par des donations de terres. Celles-ci pouvaient être faites soit en propriété perpétuelle, soit en concessions viagères ou moins longues (dites en général bénéfices ), ces deux procédés concourant d’ailleurs à réduire le capital foncier du prince et à augmenter la puissance matérielle de la classe qu’il entendait soumettre. Pour pallier les inconvénients du système, les Carolingiens employèrent trois moyens. Ils sécularisèrent des biens d’Église, ce qui leur permit de satisfaire les appétits des grands: l’opération commencée sous Pépin II fut largement pratiquée par Charles Martel et plusieurs fois reprise, mais sur une échelle plus réduite, dans la seconde moitié du VIIIe et pendant le IXe siècle. Les princes menèrent d’autre part des guerres de conquête, entraînant de vastes confiscations, dont le produit fut partiellement redistribué entre leurs fidèles, mais cette source de richesse s’épuisa dès la fin du règne de Charlemagne. Enfin et surtout, ils s’efforcèrent de hiérarchiser la société terrienne par des chaînes de serments unissant entre eux les individus et parvenant graduellement jusqu’au roi. Cette structure devait être la vassalité.

Née, dans la première moitié du VIIIe siècle, de la réunion de la recommandation du vassal à son seigneur et de la concession faite au vassal d’un bénéfice, considéré comme la rémunération du service (militaire surtout) que le seigneur attendait de lui, la vassalité, d’abord institution privée, devint, après 751 et surtout à partir de Charlemagne, une institution publique. Elle se précisa dans son vocabulaire et ses rites d’entrée (hommage, serment, tradition du bénéfice); elle fut incorporée par Charles à l’État pour en devenir la solide armature. On voit ainsi le roi multiplier ses propres vassaux (vassi dominici ) et faire entrer les agents de l’autorité publique, tous issus de l’aristocratie, dans sa vassalité. Enfin, il encouragea ses vassaux à imiter son exemple et à s’attacher par les mêmes procédés autant d’hommes qu’ils le pouvaient en leur concédant des bénéfices pris sur leurs terres, ce qui correspondait à une sorte de mobilisation de la terre au profit du roi.

Le malheur fut que la vassalité cessa bientôt d’être cette institution d’encadrement de l’aristocratie qu’on voulait en faire. Les vices inhérents au système apparurent dès la fin du règne de Charlemagne et ne firent que s’aggraver par la suite. D’une part, les terres, même concédées à temps, furent pratiquement soustraites au roi: les vassaux se les approprièrent et les firent passer dans leur patrimoine. Cette hérédité du bénéfice joua à tous les échelons de la hiérarchie vassalique. D’autre part, la cupidité des vassaux les poussa dès le IXe siècle à se recommander à plusieurs seigneurs à la fois, pour augmenter leur patrimoine terrien, ce qui entraîna une grave altération de la fidélité. Enfin, la notion de bénéfice contamina celle de fonction publique détenue par un vassal: l’hérédité des fonctions (ou honneurs), celle des comtés en particulier, reconnue comme un usage normal par le capitulaire de Quierzy, promulgué par Charles le Chauve en 877, s’imposa lentement dans les faits. Au total, à la fin du IXe siècle, la vassalité apparaît comme une institution centrifuge; elle est un ferment de décomposition de l’État.

Si l’on observe maintenant les classes inférieures, il importe de distinguer les paysans libres, petits propriétaires de terre, et ceux qui vivent sous le régime domanial. Les conditions d’existence des premiers devenaient de plus en plus difficiles au point que le gouvernement impérial s’en émut et que plusieurs capitulaires de la fin du règne de Charlemagne et des premières années de celui de Louis le Pieux tentèrent de remédier à leur infortune. En vain: les pagenses ne purent résister à la pression que les puissants exerçaient sur eux pour les contraindre à abandonner leurs terres. Il en résulta un bouleversement considérable dans la masse de la paysannerie, qui se traduisit par une forte diminution de la petite propriété libre. Quant aux paysans vivant sous le régime domanial, colons et serfs, rien ne distingue leur condition respective, sinon la liberté toute théorique toujours reconnue aux premiers.

Gouvernement des hommes

La construction de l’Empire carolingien a été accompagnée d’un gros effort, perceptible surtout sous Charlemagne et Louis le Pieux avant 829, pour y faire régner l’ordre intérieur. Il s’en faut de beaucoup, cependant, que l’Empire (tout comme les royaumes qui lui succèdent en 843) ait eu l’armature d’un État dans le sens actuel du mot. Faute d’un corps de fonctionnaires formés pour leur tâche et salariés, l’administration demeura rudimentaire, distendue et assez inefficace. Au centre, le palais groupait l’entourage immédiat du souverain, d’où émergeaient les positions de l’archichapelain, premier conseiller ecclésiastique auquel était en outre confiée la chancellerie, du chambrier préposé au trésor privé, du comte du palais qui rendait par délégation la justice royale. Les cadres locaux de l’administration étaient les pagi ou comtés, d’étendue et de consistance fort variables. Responsables du maintien de l’ordre public, percepteurs des amendes et des redevances dues au roi, administrateurs de la justice dans leur ressort, les comtes, qui se recrutaient tous dans l’aristocratie, étaient nommés par le roi et révocables par lui. Dès Charlemagne, cependant, ils tendent à être inamovibles en fait et à s’enraciner dans leur comté; au cours du IXe siècle, l’hérédité de la fonction s’imposa progressivement. Les contacts entre le roi et les administrés s’établissaient par le moyen de l’assemblée générale qui regroupait autour du roi, au moins une fois par an, les grands laïques et ecclésiastiques avec leurs principaux vassaux. Des délibérations de l’assemblée sur les questions qui lui étaient présentées sortaient les capitulaires que des commissaires ou missi étaient chargés de porter à la connaissance du peuple; ils avaient en outre à corriger les abus qu’ils constataient au cours de leur tournée. Mais les missi , appartenant au même milieu social que les comtes, ne purent accomplir très efficacement leur tâche. Au cours du IXe siècle, les circonscriptions où ils opéraient (les missatica ) se fixèrent et devinrent souvent le point de départ d’une agglomération de comtés autour d’un missus , prélude à la formation d’une principauté territoriale.

La conception du pouvoir a été durant toute cette période celle du gouvernement des hommes (et non pas d’un territoire). Les hommes, le roi se les attache par le serment qui lui garantissait la fidélité des populations et qui, par sa force morale, épaulait son autorité. Mais la multiplication des prestations de serment accrédita peu à peu l’idée que l’obéissance était due au prince, en vertu non point du devoir du sujet, mais d’une promesse explicitement formulée. La notion de fidélité se «relativisa» et, sous l’influence de l’extension de la vassalité, transforma profondément l’idée de la royauté au cours du IXe siècle: elle prit un caractère contractuel très net pendant le règne de Charles le Chauve.

Temporel et spirituel

Les rapports de la royauté avec l’Église révèlent également une profonde différence entre l’époque de Charlemagne et la suivante. Profondément conscient de tenir son pouvoir de Dieu et d’avoir des responsabilités à l’égard du peuple chrétien, le grand empereur intégra fortement l’Église à la monarchie: il la mit au service de la royauté, il en fut le législateur suprême, il prit en main son administration et alla jusqu’à assumer une partie du ministère ecclésiastique en se faisant le promoteur de la vie religieuse des clercs et des fidèles. Cette interpénétration étroite du spirituel et du temporel fit de l’Empire de Charlemagne une chrétienté à direction impériale. Mais quinze ans après sa mort, les rôles sont inversés. Arguant de l’incapacité de Louis le Pieux de maintenir le peuple chrétien dans la paix, l’épiscopat franc prend l’Empire en charge en 829 et donne quatre ans plus tard sa caution morale et la consécration du droit à l’abdication arrachée au fils de Charlemagne. Après le traité de Verdun, les évêques essayèrent d’organiser ce qu’on a appelé le «régime de la fraternité» prévoyant des rencontres périodiques entre les rois pour unir leurs forces contre les Normands, élaborer une législation commune et sauvegarder la paix. Tout se passe donc comme si, après avoir été d’abord guidé par Charlemagne, le sacerdoce se substituait aux royautés défaillantes, dans le cadre de l’Église universelle où les deux institutions se trouvaient juxtaposées et donc prêtes à s’épauler, sinon à se pénétrer l’une l’autre. La même conception explique aussi l’autorité que put s’arroger vers le milieu du IXe siècle le pape Nicolas Ier, prétendant être l’arbitre et le juge des rois; elle prélude à la future théocratie pontificale.

Renouveau culturel

Première en date des renaissances médiévales, procédant largement des premiers jalons culturels posés dans la période précédente – surtout depuis le milieu du VIIe siècle – la renaissance carolingienne n’en a pas moins été voulue et promue par Charlemagne, préoccupé de relever le niveau intellectuel et moral de son peuple. Pour cela, il fallait d’abord un clergé instruit et donc des écoles: toute une série de capitulaires (entre 791 et 800) prescrivirent l’organisation d’écoles cathédrales, monastiques et même, dans les campagnes, d’écoles presbytérales. Destinés en principe aux futurs clercs et aux futurs moines, ces établissements étaient également ouverts aux laïcs, mais ceux-ci ne manifestèrent guère d’intérêt pour l’instruction. Si les écoles furent d’abord des écoles élémentaires, certaines d’entre elles dépassèrent dès la fin du VIIIe siècle ce niveau et enseignèrent les arts libéraux, considérés comme l’échelon préparatoire à l’acquisition d’une culture supérieure qui se confondait à peu près à ce moment-là avec la théologie. Le souci essentiel du gouvernement fut de trouver les maîtres capables de donner l’impulsion nécessaire au renouveau des études; comme il n’y en avait plus en Gaule franque, Charlemagne en fit venir de l’étranger. On vit ainsi se constituer autour de lui une «académie du palais» où se côtoyaient des Italiens (Paul Diacre, Paulin d’Aquilée), des Espagnols (Théodulfe), des Irlandais (Dungal, Dicuil), des Anglo-Saxons, entre tous Alcuin, le praeceptor Galliae.

La réorganisation des études, la multiplication des livres grâce à l’activité des scriptoria qui copiaient aussi bien des ouvrages ecclésiastiques que des auteurs latins – ce travail assura la conservation de la majorité des textes latins qui devaient être redécouverts par la suite – commandèrent le renouveau intellectuel perceptible dans tous les domaines de l’activité littéraire du IXe siècle: on peut ainsi parler d’une véritable renaissance qui tend, non pas à un retour à l’Antiquité, mais à l’exploitation du legs antique au profit du christianisme. Les témoins les plus représentatifs du mouvement sont Eginhard dont la Vie de Charlemagne adopte les cadres de la biographie impériale romaine, Raban Maur, disciple d’Alcuin, auteur d’une encyclopédie des connaissances (De universo ), Walafrid Strabon, abbé de Reichneau, célèbre par ses travaux d’exégèse (Glossa ordinaria ), les liturgistes Amalaire et Florus, Loup de Ferrières, dont la correspondance révèle sa qualité de fin lettré. Le nom le plus illustre du siècle demeure celui de Jean Scot (ou l’Érigène, c’est-à-dire l’Irlandais), qui enseigna à l’école palatine de Charles le Chauve; il est l’auteur du De divisione naturae , vaste synthèse qui emprunte son cadre à la philosophie néo-platonicienne et pose le problème de la raison devant la foi.

La renaissance intellectuelle s’accompagna enfin d’un renouveau important dans les arts. L’art carolingien peut être défini comme la synthèse des différents courants artistiques qui parcouraient alors l’Occident. Il procède surtout de la rencontre d’influences de l’Antiquité transmises par l’Italie et l’Empire byzantin et de formules originaires de l’Irlande et de l’Angleterre anglo-saxonne. La synthèse de ces éléments, lentement préparée, s’accomplit pendant le règne de Charlemagne et fit naître un art de cour dont l’éclat ne doit pas faire oublier les œuvres nées dans les diverses régions de l’Empire.

Le seul débat qui soit à rappeler est celui ouvert par le livre célèbre d’Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne (1937), qui situait vers le milieu du VIIIe siècle la fin de la civilisation antique, conséquence de la rupture entre l’Orient et l’Occident, provoquée par l’expansion de l’Islam dans le bassin méditerranéen. À en croire le grand historien, la conquête des côtes orientales et méridionales de la mer, puis celle de l’Espagne, par les Arabes, les raids effectués en Gaule du Sud, la piraterie enfin auraient brisé l’axe des échanges qu’avait été la Méditerranée. Les échanges ayant pratiquement cessé, l’Occident aurait été obligé de vivre de sa substance propre, l’axe de la civilisation se serait déplacé du sud vers le nord, un monde nouveau serait né dont l’économie était purement terrienne, ce monde même que Charlemagne organisa. Cette interprétation a été soumise depuis 1937 à un examen minutieux et n’est plus guère partagée aujourd’hui. On pourra prendre une vue d’ensemble du débat dans les ouvrages de A. F. Havighurst et de R. Boutruche. Qu’il suffise d’indiquer que la séparation des deux moitiés de l’Empire romain était en cours depuis le IIIe siècle et que, dès ce moment, l’économie de l’Occident était en voie de devenir terrienne, tandis que l’Orient demeurait une zone d’économie d’échanges. Le commerce méditerranéen, certes, persistait depuis les invasions germaniques, mais il portait sur des objets non pondéreux, des produits de luxe destinés à une clientèle riche. Gêné à partir du milieu du VIIIe siècle, il se maintint cependant, par l’intermédiaire de l’Italie et de nouveaux itinéraires.

Un point de vue diamétralement opposé à celui de Pirenne a été présenté par Maurice Lombard dans une série d’articles parus dans la revue Annales , «Économies, sociétés, civilisations» (1947, 1948, 1957). D’après lui, la progression de l’Islam, loin d’entraîner la régression économique de l’Occident, a été, au contraire, cause de sa renaissance. L’instrument de cette renaissance serait la monnaie d’or musulmane devenue l’étalon du commerce international, affluant en Occident depuis le milieu du VIIIe siècle, stimulant les échanges entre l’Islam et lui, éveillant l’activité de certaines régions (vallée de la Meuse, Italie du Nord). Cette thèse a été vivement critiquée: il ressort de certains travaux tels que ceux de P. Grierson, «Carolingian Europe and the Arabs» (Revue belge de philologie et d’histoire , 1954), et de F. I. Himly, «Une discussion de témoignages» (Revue suisse d’histoire , 1955), que ni les textes, ni les sources archéologiques et numismatiques ne permettent d’admettre des «injections» importantes d’or musulman dans le monde carolingien. Il semble donc que la thèse de M. Lombard doive être abandonnée. La discussion actuelle porte sur un point précis: les fluctuations de la monnaie carolingienne (denier d’argent renforcé entre 760 et l’an 800 environ, sa teneur en métal blanc passant de 1,36 à 2,04 g) sont-elles en rapport avec les fluctuations de l’or musulman ou suivent-elles «la courbe de puissance» (Himly) de l’État carolingien?

3. L’art carolingien

L’architecture, art majeur

Une statistique publiée lors de l’exposition «Charlemagne» à Aix-la-Chapelle, en 1965, montre bien le rôle prépondérant de l’architecture. Pour toute l’étendue de l’Empire carolingien, et pour une période allant du IVe siècle à 855, on a pu enregistrer 1 695 édifices importants, dont 312 cathédrales, 1 254 monastères et 129 résidences royales. Le décompte pour la seule période de 768 à 855 indique 27 cathédrales nouvelles, 417 établissements monastiques et 100 résidences royales; 16 de ces 27 cathédrales furent érigées sous Charlemagne, de même que 232 monastères et 65 ensembles palatins. Les archéologues ne connaissent, à vrai dire, qu’une faible partie de cette richesse monumentale; mais, grâce à plusieurs fouilles récentes, une image plus précise de l’architecture carolingienne se dessine.

Vers une formule architecturale synthétique

À Metz, Chrodegang, premier évêque et chancelier du royaume (742-766) avait organisé son chapitre cathédral à la manière d’une communauté monastique. Autour d’un cloître (claustrum ) étaient groupées plusieurs petites églises, la plupart de forme basilicale, l’une d’elles – Saint-Étienne – jouant le rôle de cathédrale. Mais les offices liturgiques les plus importants, notamment ceux de Pâques, avaient lieu dans la basilique Saint-Pierre-le-Majeur. Cette église, bâtie comme sa voisine, Saint-Pierre-le-Vieux, au VIIe siècle, avait été dotée, par Chrodegang, d’une abside semi-circulaire, pourvue d’un autel à baldaquin appelé reba (visible sur les plaques de reliure du Sacramentaire de Drogon ).

À la fin du VIIIe siècle, Angilbert, gendre de Charlemagne, observe encore, dans sa nouvelle abbaye de Centula (Saint-Riquier, dép. de la Somme), une liturgie répartie sur plusieurs sanctuaires, mais ceux-ci sont distribués de façon bien plus rationnelle. Et, avec le plan idéal de Saint-Gall, un premier stade d’intégration sera atteint vers 820.

En fait, l’architecture carolingienne contient en germe ce qui fait la gloire de l’architecture romane. Les édifices religieux des alentours de l’an 800 marquent bien la charnière entre l’Antiquité et les puissantes créations des XIe et XIIe siècles. L’architecture des VIIIe et IXe siècles recourt aux formules traditionnelles de la basilique et de la rotonde, mais leur aspect sera différent et leur composition évoluera également de façon moderne. D’une simple juxtaposition, on passera à l’assemblage, puis les éléments assemblés tendront vers l’intégration. La rotonde devient tour ; la tour et la basilique sont assemblées en un seul édifice alors que, peu de temps auparavant, une multitude de sanctuaires entouraient, de manière plus ou moins anarchique, l’édifice principal, cathédrale ou abbatiale.

La comparaison de l’abbaye de Centula-Saint-Riquier avec le groupe cathédral de Metz permet de se faire une idée exacte de l’évolution intervenue entre 750 et 800.

Une abbaye modèle: Centula-Saint-Riquier

L’abbaye carolingienne de Saint-Riquier est bien connue grâce à deux gravures du XVIIe siècle (gravures de Petau et de Mabillon) qui reproduisent un dessin de la Chronique de Saint-Riquier , rédigée à la fin du XIe siècle par le moine Hariulf.

Sur le flanc nord d’un immense cloître trapézoïdal se dresse l’église abbatiale, imposant édifice à deux tours. Ces tours, imitées des rotondes antiques, étaient agencées de façon bien particulière. Au rez-de-chaussée, la tour occidentale avait une crypte dont le sol était sensiblement au même niveau que l’atrium et le reste de la basilique. Appelée Cripta Sancti Salvatoris , elle abritait le reliquaire majeur de l’abbaye, la capsa maior , qui contenait des reliques du Christ rapportées de Terre sainte. Au-dessus de cette crypte, à l’étage, se trouvait l’église du Sauveur, sanctuaire destiné exclusivement à la célébration des grandes dates christologiques de l’année: Pâques, Ascension, Nativité. De plan central, ce sanctuaire était entouré de bas-côtés et de tribunes. Un témoignage précieux, l’Institutio de diversitate officiorum d’Angilbert, nous renseigne sur l’utilisation de ce sanctuaire. La communauté monastique en occupait le centre, les hommes et les femmes du bourg se tenaient de chaque côté, c’est-à-dire dans les annexes nord et sud de la turris ; les jeunes chanteurs de la schola occupaient les tribunes. L’on accédait au sanctuaire haut par les cocleae , tourelles pourvues d’escaliers à vis, appuyées contre la face ouest de la tour principale; elles flanquaient le porche dans lequel Angilbert se fit enterrer en 814, imitant le geste d’humilité de Pépin le Bref ainsi enseveli à Saint-Denis.

Cette antéglise , dont il reste une réplique parfaite à Corvey, en Westphalie (fondation de l’abbaye de Corbie), eut une grande influence sur la formation de nos façades romanes. Les puissantes tours occidentales (Saint-Benoît-sur-Loire), les avant-corps appelés parfois galilées (Cluny,Tournus, Vézelay) ou les façades à deux tours cantonnant un porche avec tribune (Jumièges et les églises d’Auvergne) dérivent de cette formule de Westwerk carolingien.

Dans l’angle sud-ouest de l’abbaye de Saint-Riquier se dressait la troisième turris , celle de Sainte-Marie. Les fondations de ce sanctuaire situé à plus de 300 mètres de l’église principale ont été retrouvées. L’extérieur, avec un noyau de support sur plan hexagonal, dessine un dodécagone. Ce même rapport du simple au double apparaît dans le plan de la chapelle palatine d’Aix, dont le gros œuvre était terminé en 798.

La chapelle palatine d’Aix

L’octogone central de la chapelle palatine a un pourtour hexadécagonal. L’intérieur frappe par son élévation. Les huit arcades inférieures, nettement séparées du reste par une corniche en fort surplomb (appelée corona ), supportent une haute arcature subdivisée par un double registre de colonnes. Derrière ces majestueuses arcades, bordées par des parapets de bronze coulés entre 795 et 805, s’étend l’étage royal, large déambulatoire couvert de berceaux rampants. Le trône est situé dans la travée la plus occidentale, simple siège de marbre gris, façonné à l’image du trône de Salomon décrit dans le IIIe livre des Rois. De ce siège, le souverain pouvait voir en face de lui l’autel du Sauveur. Situé à l’étage royal, cet autel surplombait celui de la Vierge placé au rez-de-chaussée. Levant les yeux, le roi avait devant lui, dans la calotte orientale de la coupole, le Sauveur en majesté acclamé par les 24 vieillards de l’Apocalypse qui tendaient vers lui, d’un geste antique, leurs couronnes. Cette disposition hiérarchique reflète à la perfection la philosophie du pouvoir à cette époque, comme en témoignent également les laudes regiae (litanies royales). Alors que celles-ci invoquent, en faveur du pape, la Vierge et les Apôtres, le roi, lui, a droit à une invocation du Christ: son pouvoir est cautionné par le Rédempteur lui-même et les archanges Michel, Gabriel et Raphaël. En tant que vicarius Dei , il occupe donc au propre comme au figuré une place intermédiaire prestigieuse, parfaitement matérialisée par l’architecture et le décor de la chapelle d’Aix.

De nombreuses études ont été consacrées au palais qui s’étendait au nord de la chapelle palatine. Une aula , située à l’emplacement de l’actuel hôtel de ville d’Aix, s’inspirant de l’aula palatina antique de Trèves, avait trois absides. Citons encore les deux exèdres semi-circulaires découvertes dans l’atrium. Avec l’immense niche de la façade occidentale, elles devaient former une sorte d’abside triconque, hypèthre, c’est-à-dire à ciel ouvert.

La tendance «trinitaire» est d’ailleurs très apparente dans la liturgie et l’art carolingiens. L’Institutio d’Angilbert avait cité 3 églises, 3 tours, 33 autels, 300 moines et trois fois 33 élèves de la schola . Les petites églises alpestres de Suisse (Disentis, Mustail, Mustair), avec leurs trois absides juxtaposées, témoignent dans ce sens. L’une d’elles (Mustair) est particulièrement célèbre pour ses fresques qui recouvrent les trois absides et les murs du sanctuaire rectangulaire.

Le plan idéal de Saint-Gall

Mais la Suisse abrite un témoignage de l’époque carolingienne d’une importance capitale: il s’agit du plan de Saint-Gall. Dessiné entre 817 et 823, vraisemblablement sur l’île de Reichenau, il reflète admirablement les nouvelles tendances issues du concile d’Aix (816-817), dont saint Benoît d’Aniane fut le grand inspirateur.

Tout ce dont une communauté monastique a besoin pour vivre en quasi-autarcie (jardins, ateliers, écuries, auberges, hôpital) est groupé autour d’une seule grande église et du cloître situé sur son flanc sud.

L’abbatiale possède la même bipolarité que la plupart des églises carolingiennes, mais une abside occidentale conçue à la manière de celle des basiliques romaines est venue prendre la place de l’antéglise étagée. Cette abside occidentale porte à Saint-Gall, comme en maints endroits, le nom de Saint-Pierre, venu remplacer celui du Sauveur. Nul changement ne manifeste mieux que celui-ci l’influence grandissante de l’Église au temps de Louis le Pieux.

Bâtir «more romano»

Les églises construites more romano se multiplient au IXe siècle, en Allemagne surtout. Citons l’immense cathédrale de Fulda, commencée au VIIIe siècle et terminée en 819. Son unique transept, occidental, semble imité de celui de Saint-Pierre de Rome. Deux cryptes, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, maintiennent cette espèce de symétrie chère aux bâtisseurs carolingiens.

La cathédrale de Cologne était construite de manière semblable. Les fouilles d’après guerre ont fait apparaître un changement décisif survenu au cours de la première moitié du IXe siècle. À l’orientation vers l’est succède alors une franche «occidentation», c’est-à-dire que le sanctuaire principal (ici encore une abside Saint-Pierre posée sur la crypte annulaire comme celles qu’on avait l’habitude de construire à Rome) a été muté d’est en ouest. Tout l’art roman allemand subira l’influence de cette formule: les grandes cathédrales et abbatiales allemandes, Mayence, Worms, Hildesheim (Saint-Michel), Maria-Laach, Bamberg, Naumburg, conserveront une contre-abside et par là une symétrie toute carolingienne.

Le décor architectural: stuc et pierre

La fragilité des éléments décoratifs explique le nombre réduit de pièces encore intactes. La statuaire était en stuc, comme le rapporte le Libellus Angilberti . En effet, à Saint-Riquier, il y avait quatre «images» sculptées, ex gipso , dorées et richement ornées de pierres précieuses. Elles représentaient la Nativité, la Passion, la Résurrection et l’Ascension et étaient disposées dans l’église principale selon le plan de la croix.

À Cividale, au nord-est de Venise, une église est encore ornée d’un magnifique décor stuqué qui peut donner une idée de la qualité de cet art. Au musée abbatial de Disentis, des centaines de fragments de stuc, retrouvés lors des fouilles dans le remblai, témoignent du goût que l’on avait alors pour cette sculpture. On a réussi à reconstituer une Lapidation de saint Étienne . Plusieurs têtes très belles rappellent celles qui ont été retrouvées sous la cathédrale de Saint-Jean-de-Maurienne.

Y eut-il une sculpture en pierre? Vraisemblablement, mais les témoignages sur ce point manquent à peu près totalement. Une thèse récente (Beutler) attribue à l’époque carolingienne certaines statues jusqu’ici considérées comme appartenant à l’époque romane, ainsi la haute statue de Charlemagne, adossée au mur qui sépare l’abside nord de l’abside centrale dans l’église abbatiale de Mustair en Suisse. Les sculpteurs carolingiens ont surtout excellé dans la taille des chapiteaux dont une série exceptionnelle a été retrouvée dans les fouilles effectuées sous l’abbatiale de Saint-Gall. Plusieurs des magnifiques chapiteaux à décor antique gisaient intacts dans le remblai sur lequel avait été édifiée l’église baroque. Ailleurs, des chapiteaux d’inspiration antique sont encore en place, comme dans la crypte du Westwerk de Corvey.

Les plaques d’ivoire

En revanche, la sculpture «mineure» est bien connue. Les plaques d’ivoire de l’époque carolingienne constituent un trésor sans pareil. Metz, la région mosane, le Soissonnais et Saint-Denis semblent avoir été les principaux centres de cette sculpture.

Presque toutes ces plaques qui ornaient des évangéliaires ou des sacramentaires sont subdivisées en plusieurs scènes. La Résurrection en est souvent le thème principal: ainsi ce chef-d’œuvre qui orne la reliure du Livre des péricopes offert par Henri II, peu après l’an mille, à la cathédrale de Bamberg (aujourd’hui conservé à la Bibliothèque d’État de Munich, Cod. 4452). Cet ivoire, qui date de 870, est l’œuvre de l’artiste qui sculpta les ivoires du psautier de Charles le Chauve à Paris. Il mesure environ 32 cm de haut et 21 de large et comprend trois registres. La partie la plus haute est consacrée à la Crucifixion. Les symboles du Soleil et de la Lune, Apollon sur son char et Cybèle tirée par un attelage de bœufs, veillent sur la Croix qui est entourée de nombreux personnages: l’Église qui recueille le sang du Christ, Longin avec la sainte lance, et les saintes femmes à l’arrière-plan; de l’autre côté, saint Jean et Stephaton avec l’éponge, puis une reine au seuil d’un temple (Jérusalem?) à laquelle l’Église tend un disque énigmatique. Dans le registre central, une turris , comme les architectes carolingiens aimaient en bâtir, fait office de Saint-Sépulcre. L’ange est assis sur la pierre roulée du tombeau et les saintes femmes s’approchent pour oindre le corps du Christ. Le registre inférieur comprend la résurrection de Pâques, annonciatrice de la résurrection du Jugement dernier. Dans ce monde souterrain, l’Antiquité païenne est reproduite sous les traits de Roma , majestueuse matrone, entourée du dieu de la Mer et de la déesse de la Terre; elle lève un regard intrigué vers la grande agitation du haut.

Parfois, les ivoiristes carolingiens abandonnent le domaine du symbole ou de l’allégorie pour illustrer de la façon la plus précise des gestes liturgiques. Les deux plaques de la reliure du Sacramentaire de Drogon (ms. lat. 9428, Bibl. nat. de Paris) en constituent le témoignage le plus extraordinaire.

Fils de Charlemagne, Drogon avait été sacré évêque de Metz à l’âge de 22 ans. Vingt ans plus tard, en 844, il devint archevêque et vicarius pour les Gaules et les Germanies. La date de son Sacramentaire doit être située avant 835. L’ivoire du plat inférieur illustre le déroulement de la messe tel qu’il fut préconisé par le grand liturgiste messin Amalaire.

Les plaquettes du plat supérieur montrent d’autres scènes liturgiques, comme l’ordination de deux diacres, la consécration d’une église (l’évêque asperge les murs, les prêtres portent sur un brancard les reliques, l’évêque les emmure dans l’autel), la bénédiction des fonts baptismaux, le baptême par immersion, enfin la confirmation. Toutes ces scènes trouvent une magnifique illustration à l’intérieur du Sacramentaire . Réduites à l’essentiel, elles sont habilement incorporées dans des initiales d’une remarquable exécution; d’or à rehauts vert pâle et pourpre, ornées de feuillages et de rinceaux, certaines racontent les épisodes principaux de la vie du Christ. L’une des plus belles est celle du folio 15 vo. Le texte du canon de la messe commence par le Te igitur dont les huit lettres ont été utilisées comme motifs de décoration. Le T de couleur pourpre, celle du sang, forme une croix centrale où s’enroulent des entrelacs d’or. À l’extrémité des bras, des tableaux en miniature, à fond vert clair, représentent les sacrifices d’Abel, d’Abraham et de Melchisédech, personnification du sacrifice du Calvaire.

La scène du Te igitur du Sacramentaire de Drogon permet d’évoquer une autre scène qui appartient également au domaine de la peinture. Elle est de cent ans environ plus ancienne et illustre le Sacramentaire de Gellone (ms. lat. 12048, Bibl. nat.) qui fut composé peut-être pour l’abbaye de Flavigny en Bourgogne, mais adapté à l’usage de Gellone dès le IXe siècle. Comme à Metz, le T (fo 143 vo) sert tout naturellement à illustrer la Crucifixion. Un Christ au corps flasque, aux bras rigides, les yeux ouverts, ruisselle de sang. Le jet de sang est d’ailleurs quadruple: l’homme-Dieu saigne des deux mains, des pieds et du flanc. La décoration de ce manuscrit est extrêmement riche: ornements géométriques, combinaisons d’oiseaux et de poissons alternent avec des animaux de toutes sortes, chevaux, chiens, coqs, canards, échassiers, et surtout avec les multiples expressions de la figure humaine, ce qui se rencontre rarement dans la peinture précarolingienne.

L’enluminure

L’école palatine

À peine une décennie plus tard, en 754, année cruciale de la rencontre du pape Étienne II et de Pépin le Bref, le scribe Gundohinus termina un recueil d’évangiles d’une grande beauté: «Rien de tel ne s’était encore vu sur le continent au nord des Alpes: l’art carolingien commence avec Gundohinus, comme la dynastie carolingienne avec Pépin» (Porcher). Gundohinus s’inspira de l’art lombard: le Christ de son Évangéliaire est une imitation de la figure royale du Val di Nievole et la ressemblance avec les figures de l’autel de Ratchis, à Cividale, est frappante.

Un autre moine, Godescalc, qui avait fait partie de la suite de Charlemagne lors du voyage en Italie de 780-781, s’inspira également des traditions méditerranéennes pour enluminer un évangéliaire qu’il offrit à la reine Hildegarde, qui mourut jeune en 783. La fontaine de vie, thème qui sera repris plus tard dans le célèbre Évangéliaire de Saint-Médard de Soissons , fait sa première apparition dans l’art occidental. Le Christ surprend par son aspect oriental. Cette œuvre se situe en tête de toute une série de productions que l’on attribue, depuis l’importante étude de Köhler, à un seul atelier qui a travaillé à Aix, au palais même. La dénomination d’«école palatine» a pour cette raison éclipsé l’ancienne épithète: «Ada», nom d’une princesse rhénane mentionnée dans l’un des livres enluminés par l’école palatine. Selon Köhler, huit manuscrits et un autre constitué de deux fragments sont issus de cet atelier. L’Évangéliaire de Godescalc est le plus ancien, suivi de peu par le Psautier Dagulf , conservé à la Bibliothèque nationale de Vienne. Outre ces deux manuscrits, trois autres appartiennent à un premier groupe de productions certainement antérieures à l’an 800. Il s’agit de l’Évangéliaire d’or de la bibliothèque de l’Arsenal (ms. 599), du fameux manuscrit Harley 2788 du British Museum dont les enluminures sont baignées de pourpre, enfin du très bel évangéliaire conservé à Abbeville, provenant de l’abbaye voisine de Centula-Saint-Riquier. Ce manuscrit, entièrement écrit en onciales d’or sur parchemin pourpré, a probablement été offert par Charlemagne à Angilbert, abbé de Saint-Riquier, peut-être à Pâques de l’année 800, quand le roi vint à Centula visiter le nouveau monastère consacré l’année précédente.

Le deuxième groupe, plus tardif, comprend le magnifique Évangéliaire de Saint-Médard de Soissons (ms. lat. 8850, Bibl. nat.). En comparant certaines de ses pages avec des manuscrits plus anciens, l’Évangéliaire de Godescalc , on se rend compte du chemin parcouru en trente ans. D’impressionnantes architectures forment coulisse, par exemple une abside monumentale dans laquelle jaillit la fontaine mystique, thème hérité de Godescalc, ou encore l’immense édifice qui, derrière un écran à colonnes et entablement, symbolise la ville céleste. Vision théâtrale, abside ou Westwerk , cette architecture semble reproduire la réalité; son peintre est un témoin parfait de son époque qui fut l’une des périodes majeures de l’architecture européenne. Le point culminant de cette série palatine fut atteint par l’Évangéliaire de Lorsch qui a été malheureusement divisé. Une partie importante se trouve en Roumanie (Alba Julia, et maintenant Bucarest), l’autre au Vatican, la reliure d’ivoire au British Museum. Ce manuscrit montre de façon parfaite les caractéristiques essentielles de l’école: richesse inouïe de la palette et emploi abondant des couleurs les plus somptueuses, l’or, l’argent, le pourpre. L’école palatine ne semble pas avoir entretenu de relations avec les ateliers des monastères; ses modèles sont venus d’Italie et de Byzance.

Enfin, c’est sans doute cet atelier qui a propagé une très belle minuscule, la caroline, qui rend la lecture des manuscrits carolingiens aisée et agréable.

La forte centralisation artistique a pris fin au début du règne suivant, celui de Louis le Pieux. Peu après 814, les régions les plus lointaines furent fécondées par l’art venu d’Aix. Certains monastères n’avaient cependant pas attendu cette décentralisation: le Psautier de Corbie , conservé à la bibliothèque municipale d’Amiens (ms. 18), est l’un de ces témoins anciens. Son illustration est extrêmement riche et variée, ses coloris, hélas très passés, sont constitués presque uniquement de vert sombre, de violet et de jaune pâle. L’influence insulaire (anglo-saxonne ou irlandaise) est encore très sensible ici; elle se révèle aussi dans les Apocalypses de Valenciennes et de Trèves qui ont été suivies par les reproductions plus récentes de Saint-Amand (aujourd’hui ms. nouv. acq. lat. 1132) et de Cambrai. Le thème de l’Apocalypse resurgit à l’époque carolingienne avec une vigueur particulière; il est intimement lié au culte de la Résurrection, mais aussi à l’idée de la royauté.

L’Évangéliaire dit du Couronnement , conservé à Vienne au trésor impérial de la Hofburg, est la dernière grande œuvre enluminée à Aix du vivant de Charlemagne. La légende nous rapporte qu’Othon III l’aurait trouvé sur les genoux de Charlemagne lorsqu’il ouvrit, en l’an mille, le caveau (qui n’a d’ailleurs jamais été retrouvé) dans la chapelle palatine. Dans ce manuscrit, l’Antiquité est reine. Les formes architecturales classiques des douze tables de canons imitent celles des canons d’Eusèbe, peints quatre siècles plus tôt. De charmants paysages vallonnés forment l’arrière-plan des tableaux; il faudra attendre six siècles avant que la Renaissance en ressuscite de pareils. L’influence gréco-romaine gagnera en force pendant tout le IXe siècle. Les figures de la mythologie antique envahissent peu à peu le vocabulaire chrétien et, à Corvey, dans les tribunes hautes du Westwerk , ce n’est plus le Christ du psaume XCI qui écrase le dragon, mais Ulysse qui transperce les chiens de Scylla, monstre marin de l’Antiquité. La fin du IXe siècle apportera d’ailleurs des séries entières de dessins illustrant les comédies de Térence et les traités en vers de Prudence. Ces dessins reproduisent des originaux antiques, évidemment connus à travers des copies. Les abbayes de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) et de Saint-Amand dans le Nord semblent avoir été les principaux centres de diffusion de cette culture néo-antique.

Les centres provinciaux

Dans les grands centres provinciaux, de puissants mécènes ont relayé aux environs de 820-830 l’ancien commanditaire royal. Les archevêques Ebbon, de Reims, et Drogon, de Metz, ont joué, dans cette phase de l’art carolingien, un rôle éminent. C’est dans l’un des centres animés par Ebbon, l’abbaye de Hautvillers, que fut exécuté le célèbre Psautier d’Utrecht , au dessin agile, frissonnant, qui a marqué l’école de Reims pour de longues décennies. Ici encore, l’Antiquité a été une inspiratrice féconde: le terme de «Renaissance carolingienne» se justifie donc pleinement. La montée de l’école de Tours est particulièrement intéressante. Après de modestes débuts au temps où Alcuin fut abbé de Saint-Martin (de 796 à 804), elle se haussa à un niveau artistique élevé, aux alentours de l’an 850. Les Bibles furent sa spécialité. Il en reste quatre dont celle de la Bibliothèque nationale de Paris (ms. lat. 1) que, vers 846, l’abbé Vivien offrit à Charles le Chauve. Une grande et célèbre page (fo 423), la plus ancienne représentation d’un événement contemporain qui ait été exécutée en Occident, montre Vivien, au milieu de ses moines, s’avançant avec la nouvelle Bible vers Charles. Celui-ci est assis sur un trône dans la zone surélevée «céleste» qui lui échoit en tant que vicaire de Dieu. Un portique d’or s’élève au-dessus du siège impérial et, du haut du ciel, la main divine bénit le roi.

La peinture des régions les plus éloignées se montre digne héritière des grandes traditions. Des recherches se sont activement consacrées à son étude: Saint-Gall, Salzbourg, que des liens solides unissent à Saint-Amand près de Valenciennes dans le Nord, Fulda, Ratisbonne, la jeune abbaye de Reichenau, toutes ont essayé d’enrichir de nuances nouvelles le répertoire carolingien.

Les grands cycles de peinture murale

Il n’y eut pas que la peinture sur manuscrits. Plusieurs découvertes ont permis de mieux connaître la peinture monumentale carolingienne. Les hautes vallées des Alpes cachent de grands trésors: ainsi, à Mustair, aux confins de la Suisse et de l’Italie, un ensemble grandiose de 78 scènes peintes à fresque a été découvert par les religieuses bénédictines de ce monastère, fondé à la fin du VIIIe siècle par Charlemagne. Malgré la légère monotonie des représentations, un certain conformisme dans le décor et une trop grande uniformité dans les couleurs (rouge brique et ocre), ces fresques constituent un ensemble unique. Des christs auréolés, de type syriaque, ornent les calottes des trois absides orientales, alors que figure sur la paroi occidentale le plus ancien Jugement dernier connu (env. 800). Le Christ le préside dans la même gloire parfaitement circulaire que nous trouvons dans les Apocalypses de l’époque (Trèves, Valenciennes). Le registre le plus élevé est consacré au roi David et constitue vraisemblablement un hommage à Charlemagne qui, dans son académie, se faisait appeler David. Dans la même région, Malles et Naturno conservent d’autres trésors. Sur le mur sud du petit sanctuaire de Naturno, situé quelque peu en retrait de la route qui descend du col de Resia vers Merano, une étonnante scène fait allusion aux circonstances de la fuite de Rome de Léon III, en 799: des femmes descendent saint Paul dans un panier, du haut des murs de Damas.

L’Italie toute proche a inspiré ces peintures qui évoquent celles de San Salvatore de Brescia, plus anciennes, antérieures à 774, mais malheureusement très effacées.

En France, les fresques de la crypte de Saint-Germain d’Auxerre, qui datent du temps de Charles le Chauve, sont les plus connues. Elles sont consacrées à saint Étienne et le montrent en train de prêcher, puis mis en accusation, enfin lapidé. La fermeté du trait et le nombre restreint des couleurs utilisées – l’ocre rouge et jaune, le blanc et le gris – confèrent à ces peintures une grande austérité.

Un cycle étonnant décore l’abside de Saint-Pierre-les-Églises, village proche de Chauvigny (Vienne). Au nord, une Crucifixion impressionnante montre un immense Christ imberbe au nimbe crucifère. Le sang jaillit des pieds dans un calice, comme on peut le voir sur une fresque découverte dans la crypte carolingienne de Saint-Maximin de Trèves. À gauche, se tiennent la Vierge et saint Longin perçant de sa lance le corps du Christ; de l’autre côté, saint Stephaton approche une éponge du visage du Christ et un peu plus loin, désignée par son nom, se tient Marie-Madeleine. Les éléments de cette Crucifixion figurent sur de nombreux ivoires, mais également à l’autre bout de l’Empire, dans une fresque du IXe siècle, à San Vincenzo aux sources du Volturne, en Italie méridionale.

L’art de la mosaïque nous a aussi laissé quelques éclatants témoignages. L’on songe évidemment à l’abside de Germigny-des-Prés où de magnifiques anges veillent sur l’Arche d’alliance, thème plein de mystère, proposé aux artistes par l’abbé de Fleury, le Wisigoth Théodulfe, l’un des esprits les plus ouverts du royaume.

Les arts somptuaires

L’aiguière dite de Charlemagne conservée au trésor de Saint-Maurice d’Agaune, monastère prestigieux de la vallée du Rhône, montre le goût subtil de l’époque. D’or fin, ornée sur la panse circulaire et sur les faces du col, d’émaux, de cabochons, de palmettes et de filigranes, l’aiguière représente une synthèse de toutes les techniques utilisées à l’époque carolingienne. Mais les émaux avec leurs verts et leurs grenats translucides proviendraient de Byzance, où des orfèvres carolingiens les auraient prélevés sur le sceptre du roi des Avars.

L’art irlandais ou anglo-saxon paraît avoir exercé son influence sur un aussi bel objet que le calice dédicacé au duc Tassilo de Bavière, exécuté vraisemblablement lors de la fondation de l’abbaye de Kremsmünster en Autriche (777). Comme la reliure de l’Évangéliaire de Lindau (env. 800), conservée à la Morgan Library de New York, il possède une riche ornementation animalière. La technique du niellé, employée pour les cinq champs ovales de la cappa , paraît être également de source anglo-saxonne.

Les fondeurs des fameuses grilles de la chapelle palatine d’Aix semblent être venus d’Italie. Une étude de Braunfels (1965) a permis d’établir la plus précise des chronologies, grâce aux portes de bronze dont trois sur quatre se sont conservées. Fabriquées entre 795 et 805, elles constituent une véritable grammaire stylistique, car c’est juste à ce moment-là que la sculpture a évolué de ses formules «franques» vers d’autres, néo-classiques.

La constante osmose qui s’est établie entre les régions les plus éloignées est le fait le plus étonnant dans l’art carolingien. On dirait que les distances avaient diminué. Angilbert, qui entre 792 et 796 fit trois voyages à Rome, se procura pour son abbaye de Centula des reliques de Constantinople et de Terre sainte. À Noël de l’an 800, Charlemagne reçut les clefs de Jérusalem. Sa protection ne fut pas seulement symbolique: l’entretien des Lieux saints est attesté par la plus précise des comptabilités (Commemoratorium de Casis Dei , 808).

Autre trait important: l’art carolingien ne craint pas de faire des emprunts ici ou là. Charlemagne a certainement demandé à Saint-Vital de Ravenne ou bien à quelque autre sanctuaire octogonal de Constantinople ou du Proche-Orient l’idée de sa chapelle palatine. Les colonnes de cette chapelle proviennent de monuments antiques démontés. Mais les œuvres carolingiennes sont loin d’être seulement des copies ou des adaptations. Un puissant élan juvénile les caractérise, que l’on ressent intensément au pied d’une façade comme celle de Corvey ou en feuilletant l’Évangéliaire de Godescalc ou l’Apocalypse de Trèves . Empruntant à l’Antiquité, et surtout au IVe siècle de l’Imperium constantinien, un bon nombre d’éléments, Charlemagne et les artistes de son temps ont su les réemployer avec un esprit créateur et aboutir ainsi à des formules pleines d’avenir. Tout l’art de l’Occident médiéval se fonde sur elles.

Carolingiens
dynastie franque, fondée par Pépin le Bref en 751; Charlemagne lui donna son nom. Succédant aux Mérovingiens, elle régna sur la France jusqu' en 987 et en Germanie jusqu' en 911.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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